Victoire de la liberté de recherche

Alain Garrigou c/ Patrick Buisson

Jugement du 16 février 2011

Tribunal de Grande Instance de Paris

17ème Chambre – Presse Civile

 

* « Sur la recevabilité des conclusions signifiées le 15 novembre 2010 par Patrick BUISSON : C’est à juste titre qu’Alain GARRIGOU sollicite, sur le fondement de l’article 783 du Code de Procédure Civile, le rejet des conclusions signifiées par Patrick BUISSON, le 15 novembre 2010, dont les défendeurs n’ont pu prendre connaissance avant l’ordonnance de clôture le même jour.

En revanche, les pièces communiquées ce même 15 novembre 2010, à savoir le rapport n°1964 fait par Gilles CARREZ, enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 14 octobre 2009 et le rapport d’information fait par Hugh PORTELLI et Jean-Pierre SUEUR, enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 20 octobre 2010, dont les parties ont eu connaissance, seront, avec leurs accords, versées au débat.

(…)

* Sur le caractère diffamatoire des propos incriminés :

Il convient de rappeler que l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 définit la diffamation comme « toute allégation ou toute imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou la considération de la personne », le fait imputé est entendu comme devant être suffisamment précis, détachable du débat d’opinion et distinct du Jugement de valeur pour pouvoir, le cas échéant, faire aisément l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire. Ce délit qui est caractérisé même si l’imputation est formulée sous forme déguisée ou dubitative ou encore par voie d’insinuation, ce distinct aussi de l’injure, défini par le même texte comme « toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne referme l’imputation d’aucun fait », ainsi que de l’expression subjective d’une opinion dont la pertinence peut être librement discutée dans le cadre d’un débat d’idées, et dont la vérité ne saurait être prouvée.

Enfin, il n’est pas nécessaire pour que le délit de diffamation soit caractérisé que la personne visée soit précisément nommée ou expressément désignée, dès lors que son identification est rendue possible par les propos ou par les circonstances extrinsèques qui éclairent ou confirment cette désignation de manière à la rendre évidente, une telle désignation pouvant de surcroît être regardée comme acquise lorsque les imputations sont de nature à faire planer le soupçon sur plusieurs personnes, chacune d’entre elle ayant alors qualité pour demander réparation du préjudice qui a pu lui être causé.

En l’espèce, il ne saurait être soutenu que l’auteur des propos a pu raisonnablement estimer que Patrick BUISSON serait « un escroc », le procédé rhétorique employé par Alain GARRIGOU consistant en réalité à imputer un fait absurde dans le cadre d’un raisonnement hypothétique afin de convaincre le lecteur que seule l’autre branche de l’alternative à un sens. En effet, dans la seconde partie du propos, il est clairement imputé à Patrick BUISSON de constituer « un trésor de guerre » en « surfacturant » les sondages afin de pouvoir, par la suite, financer les sondages nécessaires à la prochaine campagne électorale « du candidat Sarkozy ».

Ainsi que le soutien le demandeur, ce passage lui imputant de détourner des fonds publics dans le but de violer la loi sur le financement électoral est donc diffamatoire puisqu’il fait référence à des faits précis susceptibles de preuve qui sont contraires à l’honneur et à la considération.

* Sur la bonne foi :

Les défendeurs, qui n’ont pas offert de prouver la réalité des faits diffamatoires, invoquent l’excuse de bonne foi.

Si les imputations diffamatoires sont, de droit, réputées faites dans l’intention de nuire, les défendeurs peuvent cependant justifier de leur bonne foi et doivent, à cette fin, établir qu’ils poursuivaient, en publiant les propos incriminés, dans un but légitime exclusif de toute animosité personnelle, qu’ils ont conservé dans l’expression une suffisante prudence et qu’ils se sont appuyés sur une enquête sérieuse.

En l’espèce, il convient de rappeler qu’une importante polémique, tant sur la gestion des deniés publics que sur l’utilisation des sondages comme arme politique, était née à propos des sommes dépensées par l’Élysées sur des sondages d’opinion dit « opinion way » à la suite notamment de la publication le 15 juillet 2009 du rapport de la Cour des Comptes sur la gestion des services de la Présidence de la République, dans lequel il était notamment indiqué que « les conditions dans lesquelles avait été passé et exécuté une convention signée le 1er juin 2007 entre la Présidence de la République (…) et un cabinet d’étude, représenté par son Gérant, pour un coût avoisinant 1,5 millions d’euros appelait plusieurs interrogations ».

Ces informations avaient donné lieu, non seulement à la publication de nombreux articles, mais avaient également été à l’origine de la création d’une commission d’enquête parlementaire à la fin du mois de juillet 2009, la commission des finances de l’Assemblée Nationale ayant été saisie et ayant procédée, le 20 octobre 2009, à l’audition de Christian FREMONT, Directeur de Cabinet du Président de la République, avant que Jean LAUNAY, Rapporteur de cette commission, ne rende public ses travaux le 5 novembre 2009.

Il était donc parfaitement légitime que dans le cas d’une enquête de plusieurs pages intitulée « Présidence en quête d’opinion », soit publié une interview d’Alain GARRIGOU, Membre de l’observatoire des sondages et spécialiste du sujet.

Par ailleurs, si le seul passage de l’article concernant Patrick BUISSON est sévère à son égard, aucun élément ne permet de retenir qu’Alain GARRIGOU ainsi que l’auteur de l’interview auraient été mus par une animosité de nature personnelle à son encontre.

Pour s’exprimer comme il l’a fait sur le rôle de Patrick BUISSON auprès de la Présidence de la République, Alain GARRIGOU disposait de différents éléments dont en premier lieu la lettre du Premier Président de la Cour des Comptes adressée le 15 juin 2009 au Président de la République, Nicolas SARKOZY, dans laquelle il était notamment relevé :

• Qu’une convention avait été signée le 1er juin 2007 entre la Présidence de la République et un Cabinet d’étude (la société PUBLIFACT), représenté par son Gérant (Patrick BUISSON) pour un « coût avoisinant 1,5 millions d’euros » pour laquelle la passation d’un marché pourtant obligatoire n’avait pas été effectuée dont le caractère apparaissait exorbitant au regard des règles de l’exécution de la dépense publique,

• Que l’exécution de ce contrat pour 2008 avait « pris la forme de prêt de 130 factures correspondant, outre les honoraires mensuels de ce cabinet fixé à 10.000 € pour la fonction de ce conseil auprès de la Présidence de la République à six différents types de prestation parmi lesquelles deux catégories appelaient plusieurs observations »,

• Que l’on pouvait s’interroger sur l’utilité de ces dépenses dès lors qu’il n’existait aucune différence entre les résultats facturés 392.288 €à la Présidence et ceux publiés par le FIGARO et LCI dans le cadre de l’enquête grand public « omnibus » réalisée par l’institut Opinion Way,

• Que « sur les 35 études facturées en 2008 au moins 15 d’entre elles avaient fait l’objet de publications dans la presse », étant relevé que pour la plupart des études « le document remis à la Présidence était identique à celui publié par les organes de presse et conduisait donc à mettre également en doute l’intérêt de telles commandes ». Dans le rapport fait au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de finance par Jean LAUNAY, il est indiqué que l’intégralité des factures émanant de différents sondeurs et prestataires s’élèvent à une somme globale de 3,28 millions d’euros, le montant des honoraires de la société PUBLIFACT, activité de conseil, s’élevant pour la même année 145.520 €, alors que le coût total des enquêtes de cette même société représentait 1.330.430,40 €.

 

Lors de l’audience, Delphine BATHO, Député membre de la Commission des finances et interrogée sur la destination de 52% de la somme de 392.000 € payés à BUISSON non payés à la société Opinion Way, qui disait « n’avoir touché que 48% ».

L’ensemble des témoins dont il avait connaissance, ces différentes études, les réponses qu’il avait données dans le cadre de son audition par la Commission des finances de l’Assemblée Nationale ainsi que sa compétence dans le domaine des sondages permettaient à Alain GARRIGOU de s’interroger sur les anomalies révélées par les différents documents et d’envisager, son propos relevant alors pour l’essentiel du registre politique, l’éventualité de la constitution « d’un trésor de guerre » par le demandeur pouvant faciliter le financement ultérieur de campagne électorale de Nicolas SARKOZY.

Compte tenu du sujet d’intérêt public alors abordé du contexte politique à forte tonalité polémique dans lequel elle a été proférée, l’hypothèse envisagée n’a pas excédée les limites de la liberté d’opinion volontairement polémique étant relevé que le témoin Jean LAUNAY, rapporteur spécial auprès de la Commission des finances, dit ne pas être choqué par une telle interrogation, précisant que lui-même se pose toujours cette même question.

Alain GARRIGOU est donc fondé à bénéficier de la bonne fois concernant les propos diffamatoires, étant observé au surplus que le journaliste qui s’est borné, dans l’article poursuivi, à reproduire les propos de la personne interviewée, sans les déformer ni les reprendre à son compte, se limitant à formuler ses questions pour permettre à Alain GARRIGOU de réagir, en bénéficiait nécessairement dès lors qu’il était légitime de publier un article sur le sujet.

Il convient en conséquence de débouter Patrick BUISSON de l’ensemble de ses demandes.

 

PAR CES MOTIFS

DEBOUTE Patrick BUISSON de l’ensemble de ses demandes ;

CONDAMNE Patrick BUISSON à payer à Alain GARRIGOU la somme de 3.588 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile ;

DEBOUTE Laurent JOFFRIN et la société LIBERATION de leur demande formée sur le fondement de l’article 700 ;

CONDAMNE Patrick BUISSON aux entiers dépens.